Texte prononcé par Philippe lors des obsèques de Marie

3 janvier 2018 : Église Saint-Loup (Le Lou)

Chère Marie,

Comment raconter en quelques mots votre vie, comment comprendre, ce qui est bien plus difficile, le sens de votre vie ? Ceux qui croient au ciel sauront peut-être déterminer sa signification, espérant en sa transcendance ; ceux qui n’y croient pas seront probablement plus embarrassés. Mais tous ont à coeur le souci d’honorer votre mémoire et de s’unir fraternellement par la pensée autour de vous.

Qui êtes-vous Marie ? La question peut sembler simpliste : presque doyenne du Lou, beaucoup vous ont toujours connue, vous associant à votre si extraordinaire café de campagne. Aussi le cercle de vos relations dépasse-t-il largement la commune, le canton, voire le département : vous avez atteint à la célébrité après votre passage sur le petit écran il y a vingt ans, qui vous avait attiré de nouvelles fréquentations. Mais, au-delà de la simple curiosité, qui vous amusait quelque peu, pourquoi un tel succès ? L’étrangeté de votre situation professionnelle ? Le pittoresque du château ? Le parfum d’un passé évanescent ? Ou, plus probablement, votre propre personne et votre personnalité remarquables ?

Vos parents ne sont pas originaires du Lou, mais un bienveillant hasard a abouti à ce que vous soyez l’une des plus éminentes représentantes de ce lieu attachant. Votre père, Ferdinand, était natif de Saint-Léger-en-Charnie, en Mayenne : le seul commerce de cette commune de 300 habitants était, jusqu’à sa très récente fermeture, un café-épicerie-restaurant, étrange parallèle avec le Lou… Votre mère, Marie Martinais, était originaire de Médréac. Tous les deux étaient les petits derniers d’une fratrie de quatre enfants, avec de grandes différences d’âges entre les aînés et les benjamins. Ceci peut contribuer à expliquer, outre l’éloignement géographique, pourquoi les liens familiaux paraissent distendus, puisque la dernière fois où vous avez entendu parler d’un vague cousin, c’était… en 1942 !

Marie Martinais épousa en premières noces Eugène Georgeault, natif d’Irodouër. Malheureusement, pauvre soldat, il fut tué en 1917 : associons-le au souvenir du million et demi de morts de la Grande Guerre, dont nous commémorons ces temps-ci le triste centenaire. Ferdinand y avait également combattu, plus de quatre ans, mais par chance il s’en tira, apparemment sans une égratignure. Maréchal-ferrant, compagnon du Devoir nous avez-vous dit (en vous reprochant, à mots vifs que je ne répéterai pas en ce saint lieu, d’avoir détruit ses papiers), Ferdinand donc rencontra sa Marie chez des amis communs, agriculteurs à Pacé : elle était marraine de leur petite fille, une autre Marie, il en était le parrain, le choix de votre prénom fut sans doute vite trouvé ! Ils s’établirent à La Ville-Piron où vous êtes née le 25 février 1923, ce qui faisait dire au taquin, et regretté, Jean Guillorel, installé à une table de votre café « Marie, t’es pas d’ici ! » : effectivement 900 m séparent votre lieu de naissance de l’endroit où vous avez ensuite toujours vécu depuis octobre 1924. Vos parents avaient alors acheté le château, dont on connaît les propriétaires nobles depuis le début du XIVe siècle ; peut-être les tout premiers seigneurs étaient-ils installés sur la motte qui a environ 1 000 ans d’âge, comme la mignonne église où nous sommes rassemblés. Fait remarquable dans cette histoire, votre famille est la première roturière, celle de « vrais gens » : aussi votre « maison », terme que vous utilisiez souvent, ouverte à tous, a-t-elle amplement mérité son surnom affectueux de « château du peuple ».

En ce lieu, votre père installa sa forge, où il travailla jusqu’à son décès, le 20 mai 1945, âgé de 63 ans. Votre mère assurait l’élevage des animaux, vaches et volailles, mais tenait aussi le commerce du café et de l’épicerie. Cette vie était loin d’être aussi tranquille qu’il y paraît, à preuve ces extraits de la magnifique lettre que vous écrivait Ferdinand le 1er février 1935 :

« Ma chère petite Marie,

J’irai te voir dimanche prochain si je peux, mais ta mère m’a dit que tu avais envie de pleurer mercredi soir quand elle fut te voir. Tu es assez grande pour te rendre compte que la vie n’est qu’un tourment, même pour les écoliers. C’est toujours du travail, et il faut toujours chercher à faire mieux que son voisin pour réussir à l’école. Dans le travail et dans le commerce, c’est encore bien plus désagréable, puisqu’en plus du travail, tu auras la concurrence des autres commerçants. Et plaire à tout le monde, c’est-à-dire recevoir tous les reproches souvent injustes des clients, soit pour le prix, soit pour la qualité de la marchandise ; et il faut faire bonne figure à tout le monde, ce qui est bien plus dur que d’apprendre une leçon ou de recevoir les observations de tes maîtresses. À l’école, c’est l’apprentissage de la vie, c’est là qu’il faut dompter ses nerfs, apprendre à recevoir tous les déboires qui nous attendent dans la vie. Il faut, à l’école, faire mieux que bien. Ne boude pas au travail de l’école, il faut y prendre goût car tu auras grand besoin plus tard des leçons que tu reçois maintenant […] ».

Ces difficultés du commerce et des relations sociales avec des clients parfois irascibles ou pompettes…, ne vous empêchèrent point de prendre la suite de votre mère à son décès, le 4 janvier 1958 (60 ans demain), à 73 ans, et ce jusqu’en 2013 : cette longévité, plus de 55 ans, est une sorte de record ! La commune vous avait alors proclamée citoyenne d’honneur, juste reconnaissance de votre tâche et de votre réputation, hommage de l’estime, mais aussi de l’amitié, de vos concitoyens. Seules les infirmités dues à l’âge vous obligèrent, bien malgré vous, à arrêter vos activités, et à loger à Montauban aux Grands Jardins, où vous avez été bien soignée, entourée d’affection, mais où vous manquait beaucoup votre Brutus…

Il faudrait pouvoir évoquer vos amis, certains de très, très longue date. Mentionnons seulement une personne, qui les résume un peu tous, Louisette Couvreur, aujourd’hui disparue, que vous aviez connue alors que vous aviez chacune une quinzaine d’années. Cette complicité fut transmise à ses enfants, puis à ses petits-enfants, pendant 80 ans, un peu comme les nombreux vacanciers qui séjournèrent au château depuis l’après-guerre et qui y conservèrent des souvenirs émus.

Votre indépendance d’esprit et votre force de caractère (peut-on dire votre « féminisme » ?), d’autres faits qui vous regardent seule, ont fait que vous n’avez pas fondé de famille, même si vous avez plusieurs fois, devant divers proches, évoqué discrètement votre vie sentimentale, pas toujours aussi heureuse que vous l’auriez souhaitée. Mais, à défaut d’une famille biologique, d’un mari, d’enfants et de petitsenfants, par votre gentillesse, votre humour et votre sens du partage, vous avez constitué autour de vous une vaste famille d’amis.

Chère Marie, tous ici peuvent bien vous l’avouer : nous vous aimions.

 

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